Jack Ralite, Sénateur communiste de la Seine-Saint-Denis
« Mal nommer les choses, cest ajouter au malheur du monde. »
(Albert Camus)
Voici 50 ans quà des titres divers, je suis élu de cette banlieue dont Saint-Denis et Aubervilliers sont si symboliques de la vie populaire, de lhistoire ouvrière. Je connais les efforts gigantesques dinvention et daction, pour et avec les habitants, que ces villes ont dû faire pour sortir de leur statut de « communs de la société ».
Et comme chacun, aujourdhui, je mesure ce qui se joue à Aubervilliers, à Saint-Denis et dans le Val-de-Marne : placés par les électeurs loin derrière les candidats Front de Gauche au premier tour, des candidats PS/EELV ont décidé de se maintenir au second, au rebours de toute lhistoire de la gauche -et ceci malgré les réticences de nombreux militants de ces deux partis, ouvrant par là même la boîte de Pandore des divisions à gauche
Cette affaire nest pas une guerre picrocholine. Elle pose, très au-delà des enjeux de pouvoir et de postes, une question fondamentale de morale. En balayant les principes qui avaient permis les victoires passées, les candidats PS/EELV concernés obèrent celles de lavenir. Surtout, ils lâchent les digues de la compromission au pire moment, à lun de ces instants où seule léthique peut sauver la politique.
Je le dis à hauteur dhomme, mais avec force : cela me déchire.
Les choses sont simples : pour lemporter, les candidats PS/EELV ont besoin des voix non pas seulement de la droite, mais aussi de lextrême droite. Et la droite, pour la première fois explicitement à Saint-Denis, appelle à voter PS/EELV. En lui-même, cet élément suffirait à disqualifier ce qui se produit ici.
Mais allons au-delà. Imagine-t-on ce que serait un conseiller général de gauche qui, devancé au premier tour, lemporterait au second par lapport de voix de droite mais surtout, dans le rapport des forces actuels, par larbitrage du FN ? Mesure-t-on le désarroi, la confusion, la brèche que cela créerait ? Ainsi, un homme, une femme de gauche pourrait être élu-e à la faveur de pratiques devant lesquelles certains hiérarques de droite même reculent ? Et dans des territoires si emblématiques de ce que la gauche peut faire de meilleur au service des populations ? Mais cen serait fini de la dignité de la politique, de lhonneur que lon a, tous, de croire en quelque chose qui dépasse nos seuls intérêts !
Que lon ninvoque pas ici le pluralisme, encore moins la démocratie. Ce qui blesse le pluralisme, ce nest pas quun candidat respecte les principes du désistement républicain. Et ce qui souille la démocratie, cest bien que lon puisse sacrifier les valeurs fondamentales aux intérêts égoïstes.
Que lon ninvoque pas davantage le vécu quotidien des habitants : je connais les souffrances de ceux que rongent le chômage, linsécurité, léchec scolaire. Jhabite en HLM à Aubervilliers, je nignore rien de Saint-Denis : ces souffrances me taraudent et me font lutter et chercher depuis 50 ans, avec dautres, des réponses nobles, nouvelles, avec échecs et réussites. Mais au grand jamais, face à ces souffrances je ne proposerai dagir autrement quenvers les vrais responsables. Jamais je ne détournerai la colère ailleurs que vers ceux qui mettent le monde à lenvers, jamais je ninstrumentaliserai le malheur et la misère. Et jamais je ne dévaloriserai ce que des décennies de gestion de gauche ont gagné pour les habitants dAubervilliers, de Saint-Denis, et de bien dautres villes, dans le domaine de la santé, de la culture, du social, de la jeunesse. Car dénigrer, instrumentaliser, cest à terme ajouter les désillusions à la souffrance, remplacer la colère par la rancur, le chemin de laction par la fausse route de labstention et du rejet de lautre. Face à la misère, bien plus quailleurs, il faut toujours et toujours rassembler. Et rien dautre.
Je suis bien placé pour savoir que, même à gauche, il est souvent difficile de ne pas être celui qui lemporte. Ministre communiste avec François Mitterrand, jai été minoritaire dans son gouvernement. Jy suis resté sincère, loyal, mais fidèle à moi-même. Maire dAubervilliers, jai travaillé avec mes partenaires dans le plus digne deux-mêmes. Ce ne fut jamais facile. Mais ce fut lhonneur de la gauche que davoir respecté ses composantes.
Aujourdhui, nombreux sont les électeurs socialistes ou écologistes qui sont troublés. Leur choix, ils le savent, dépasse les enjeux locaux. Ils men parlent.
Je leur dis en sincérité : en votant dimanche pour les candidats arrivés en tête au premier tour, ils ne se renient pas : ils réaffirment leurs valeurs. En sinscrivant dans la longue histoire du progrès social en France et de la gauche de ce pays, ils ne vivent pas au passé : ils préservent lavenir.
Je leur dis en franchise : au moment où le Front national est plus menaçant que jamais, rien ne doit être fait qui le mette au centre du jeu, et rien ne doit être fait qui favorise la contamination par ses idées.
Je leur dis avec détermination : la période qui souvre va être dure, violente pour les gens les plus pauvres, pour ceux qui sont au cur de notre action et de notre pensée. En ces temps, abdiquer nos valeurs et nos principes, au nom dun prétendu modernisme ou dun opportunisme affamé, ce serait indigne.
Je leur dis enfin avec un grand respect : électeurs socialistes, écologistes, progressistes et aussi électeurs communistes : il vous appartient, très simplement, sans grandiloquence, de confirmer votre attachement à la gauche et de préserver lhonneur de vos partis, cet honneur qui sans vous va sortir entaché de ce triste épisode. Ce que les appareils nont pas encore su faire, cest aux électeurs et électrices de le réaliser : rassemblez-vous dimanche derrière le candidat de gauche qui est arrivé en tète au premier tour.
Il nest pas trop tard.
Jack Ralite
Sénateur communiste de la Seine-Saint-Denis
Ancien ministre de François Mitterrand
l'Humanité du 26 mars 2011