Courrier au Ministre de l'Agriculture et de l'Agroalimentaire

Monsieur le Ministre,

Aujourd'hui deux visions de l'Europe s'opposent. L'une promeut une société basée sur un niveau élevé de protection sociale et de régulation économique. L'autre conduit les Etats vers le modèle libéral, au prix d'une baisse des dépenses publiques inédites et d'un affaiblissement des salaires.

Notre filière agroalimentaire n'est pas épargnée par l'offensive néolibérale, amorcée dès les années 1980, qui impose aujourd'hui sa vision jusque dans les textes et prescrit ses recettes : dérégulation et austérité, en dépit de l'intérêt général.
Pour preuve, depuis 1996, la Directive Européenne relative aux travailleurs détachés permet aux Européens les plus pauvres de travailler dans des pays plus riches, mais dans des conditions désastreuses. En Allemagne, des citoyens Roumains et des Bulgares sont payés 3 à 8 euros de l'heure dans l'industrie agro-alimentaire, conformément aux dispositions de cette Directive, puisqu'il n'existe pas d'équivalent au SMIC outre Rhin.

Puisqu'il existe beaucoup d'inégalités entre les pays membres, cette Directive est véritable outil de dumping social. Elle permet de profiter des insuffisances du droit du travail ici et là et provoque des distorsions de concurrence entre les Etats. A l'arrivée le modèle allemand est souvent cité en exemple, quand celui-ci se nourrit de ces déséquilibres structurels.

Le surcoût du travail en France est généralement évoqué comme piste pour sauver nos filières. Il faudrait à tout prix le réduire en abaissant salaires et charges afin de sauver nos outils industriels. Il n'y aurait pas d'autres alternatives. Ces discours trahissent une volonté délibérée de maintenir ces inégalités en place.

Les conséquences de cette distorsion sont bien réelles. Elles se vivent physiquement dans nos territoires. J'ai été alerté ce mois-ci par la Direction de la conserverie Kerlys. Un plan de restructuration est annoncé pour 2016. Un de plus pour ce secteur qui a perdu plus de 3000 emplois en 3 ans. Moi-même issu du monde agricole, je souffre d'assister à cette hémorragie ! 42 emplois seront sacrifiés pour en conserver 130. Comme vous le savez, c'est un secteur ultra concurrentiel, qui souffre depuis de longues années de ces distorsions de concurrence. La guerre des prix est inéquitable, et les marges de la société Kerlys n'ont cessé de baisser.
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Pourtant c'est une entreprise importante, qui structure une grande partie de la filière légumière bretonne en achetant la matière première à quelques 1000 maraîchers de la région et en produisant 8% des conserves de légumes françaises, notamment en bio.

Que peut-on envisager dans l'avenir pour les 130 travailleurs restant ? Et pour l'ensemble des salariés de ce secteur ?
Des solutions existent. Elles ne passent pas par des salaires de misère. Elles passent par une harmonisation sociale, fiscale et du droit du travail, à l'échelle européenne. C'est le meilleur cadeau que l'on puisse faire à nos entreprises. Cette harmonisation est à elle seule capable de redonner de l'espoir aux travailleurs et aux industriels grâce à des règles du jeu « fair play ».

L'agriculture et l'agro-alimentaire ont besoin, pour se réformer durablement, de plus de régulation. L'agro-écologie que vous prônez ne se diluera pas dans une politique agricole d'inspiration néolibérale. Le retour de la croissance ne se fera pas par la conquête de nouveaux marchés à l'international, contrairement à ce qu'affirmait le MEDEF lors de sa conférence de presse à la COP 21 de Paris lundi 2 novembre. Mais par une organisation de la production et de la consommation à des échelles plus modestes. Surtout si, comme nous le souhaitons, un prix du carbone est enfin fixé.

En septembre, François Hollande, Président de la République, plaidait pour une Europe sociale devant la Confédération Européenne des Syndicats en appelant à une « harmonisation, une convergence ».
Aussi, connaissant votre attachement au progrès social, je compte sur votre bienveillance pour poursuivre, avec l'ensemble du gouvernement, une politique de reconquête de l'emploi dans le secteur agricole et agro-alimentaire qui aille dans le sens de la régulation. Plus précisément, j'aimerais savoir quels sont les leviers que vous envisagez prochainement d'actionner ?

Et pour la société Kerlys, quelles perspectives pour son avenir ? Globalement, quelles actions comptez-vous mener avec vos homologues européens pour lutter contre ces distorsions de concurrence dans les domaines de l'agriculture et l'agro-alimentaire ?

Avec l'espoir que les travaux en cours dans votre ministère aillent dans ce sens, veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de mes sentiments respectueux.

Billet original sur Senat Groupe CRC