Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, alors que les plans dits « d'urgence » pour l'agriculture se succèdent, force est de constater qu'aucune des actions annoncées aux échelons tant national qu'européen ne s'attaque directement à la question centrale et structurelle de la richesse au sein des filières agricoles.

Pourtant, on estime que 15 points de valeur ajoutée ont été transférés du producteur vers les secteurs industriels et commerciaux de l'agriculture et de l'alimentaire. Après 2009 et 2011, des filières agricoles entières sont une nouvelle fois les victimes de la dégradation rapide des prix d'achat de productions, prix qui ne permettent plus aux agriculteurs de s'en sortir. Cette baisse durable des prix d'achat affecte en particulier les secteurs de la viande et du lait : elle a atteint 16 % pour ce dernier entre 2014 et 2015.

Toutes les filières sont concernées par des pertes de revenus importantes, qui entraînent une multiplication des cessations d'activité et hypothèquent la survie de milliers d'exploitations. Ainsi, en 2014, notre pays est passé sous la barre des 300 000 exploitations agricoles, alors qu'on en dénombrait 386 000 en 2000, soit une baisse de près de 25 %. Le rythme ne faiblit pas : en vingt ans seulement, notre pays a perdu 50 % de ses exploitations agricoles. Nos territoires ruraux s'en ressentent grandement et se vident !

Dès lors, la forte mobilisation des éleveurs traduit une véritable angoisse du lendemain, vécue par des dizaines de milliers d'agriculteurs aux trésoreries exsangues, sans perspectives de revenus, contraints de s'endetter toujours plus pour maintenir leur activité et sauver leur exploitation.

L'état de crise permanente, dont sont victimes des milliers de familles d'exploitants, trouve d'abord ses racines dans les mesures successives de libéralisation et de dérégulation des marchés agricoles à l'échelle européenne et d'ouverture des échanges mondiaux.

Comme vous le précisez d'ailleurs dans votre rapport, monsieur Gremillet, l'orientation de la PAC vers les marchés, prise en 1992, n'a cessé de s'accentuer lors de ses réformes successives. Les filets de sécurité et les mécanismes de régulation disparaissent peu à peu : la fin récente des quotas laitiers, effective depuis le printemps 2015, et la fin programmée des quotas sucriers en constituent les derniers exemples. Or c'est la stabilisation des prix qui conditionne l'accroissement des investissements, de l'innovation et de la productivité, objectifs oubliés de la PAC qui doivent redevenir prégnants.

De plus, la suppression de toutes les mesures d'orientation des prix d'achat place les exploitants agricoles dans un face-à-face déséquilibré avec les opérateurs de marché, les transformateurs et la grande distribution. Ce constat est fait aussi, d'une certaine manière, par la proposition de loi dont nous débattons aujourd'hui.

Ainsi, les bénéfices réalisés en 2014 par quelques grands groupes français de la distribution parlent d'eux-mêmes : le résultat net du groupe Carrefour s'est élevé à 1,2 milliard d'euros ; celui du groupe Auchan, à 574 millions d'euros ; celui du groupe Casino, à 556 millions d'euros. Ces bénéfices sont le reflet de l'efficacité redoutable, en termes de rentabilité, des politiques commerciales que ces groupes mettent en œuvre tant avec les producteurs qu'avec les consommateurs.

Cette domination sans partage sur la valeur ajoutée au sein des filières a été facilitée par la loi Chatel et la loi de modernisation de l'économie. Ces textes ont autorisé une déréglementation des relations commerciales, notamment avec la consécration du principe de libre négociation des conditions générales de vente, qui a considérablement affaibli les producteurs dans les négociations. Les pratiques contractuelles garantissent une politique de marges commerciales exorbitantes. Par ailleurs, les grands groupes de la distribution ont encore renforcé leur pouvoir de négociation face à leurs fournisseurs en créant des super-centrales d'achat.

Ces constats sont d'ailleurs aujourd'hui partagés par tous. Toutefois, nous n'approuvons pas les solutions proposées. En effet, mes chers collègues, en réaffirmant à plusieurs reprises dans le texte le principe de renforcement de la compétitivité, vous confirmez le choix d'une agriculture fondue dans le moule de la compétition internationale, des marchés et de la finance, au risque d'un recul de la souveraineté et de la sécurité alimentaires, de la protection sociale, des revenus des agriculteurs ainsi que des normes environnementales et sanitaires.

Or c'est à ce rouleau compresseur et à l'ouverture des marchés qu'il faut s'attaquer. La soumission à la générosité et au bon vouloir de la distribution pour faire un geste avec des accords « volontaires », de « modération des marges » ou « de principe », toujours temporaires et rarement respectés, n'est pas une réponse politique à la hauteur de la gravité de la situation. L'ensemble des syndicats agricoles – FNSEA, Confédération paysanne, Jeunes Agriculteurs, Coordination rurale, MODEF – a exprimé leur désir de voir le retour d'une politique ambitieuse en matière d'intervention sur les prix d'achat et de juste répartition de la valeur ajoutée au profit des agriculteurs.

C'est pourquoi il est nécessaire de mettre en place des mesures structurelles en matière de fixation et d'encadrement des prix d'achat et de vente des produits agricoles, des options prises d'ailleurs par de nombreuses puissances agricoles étrangères.

Nous proposerons par conséquent des amendements tendant au rétablissement de ces outils indispensables : détermination d'un prix plancher d'achat aux producteurs, application d'un coefficient multiplicateur sur l'ensemble des produits alimentaires, étiquetage obligatoire de l'indication du pays d'origine pour l'ensemble des produits agricoles à l'état brut ou transformé. Cette dernière mesure est très demandée par la profession, et elle est très importante pour tous, en particulier pour les consommateurs.

J'en viens aux mesures en faveur de l'investissement et aux mesures fiscales.

Si nous saluons l'idée d'un livret vert en faveur de l'agriculture, nous ne partageons pas le principe d'une assurance obligatoire, qui serait une contrainte nouvelle dont profiteraient finalement essentiellement les assureurs. (M. Michel Vaspart s'exclame.) L'extension du secteur assurantiel privé en matière de gestion des risques ne permet de répondre ni aux situations de crise ni aux besoins des agriculteurs les plus en difficultés. Seules les exploitations les plus favorisées peuvent se saisir de l'opportunité des contrats d'assurance récolte.

De même, nous ne pensons pas que le coût du travail constitue un frein à la compétitivité : c'est bien plutôt la financiarisation de l'agriculture !

Dans le même ordre d'idées, nous regrettons que rien, dans ce texte, ne favorise les circuits courts. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.) Aucune mention n'est faite des dangers du traité transatlantique. Dans le cadre des négociations commerciales, aucune sanction n'est prévue entre la grande distribution et les producteurs. Rien non plus sur l'activation d'un principe de préférence communautaire ou sur l'adoption de « clauses de sauvegarde » en cas de risques économiques, afin de protéger nos exploitations, dont un grand nombre pourrait disparaître faute de dégager un revenu suffisant.

Bref, si nous partageons les constats, nous ne souscrivons pas à la philosophie de ce texte, qui maintient malheureusement l'agriculture française dans une logique dévastatrice.

Billet original sur Senat Groupe CRC